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AT30 - Le Roman de Renart - 3 - Ysengrin dans le puits
Il vaut mieux que je vous raconte une histoire qui vous fasse rire car je sais bien qu'en vérité, vous n'avez pas la tête à écouter un sermon1 ou une vie de saint2. Ce dont vous avez envie, c'est de quelque chose de distrayant. Faites donc silence, car je suis en train3 et j'ai plus d'une histoire qui en vaut la peine. On me prend souvent pour un fou, mais j'ai ouï4 dire à l'école : la sagesse sort de la bouche du fou. Inutile d'allonger l'entrée en matière ! je vais donc vous raconter sans plus tarder un des tours – un seul ! – d'un maître ès ruses5 ; il s'agit de Renart, ce n'est pas moi qui vais vous l'apprendre. Personne n'est capable de le faire marcher alors que, lui, il envoie paître tout le monde ; depuis son enfance, il suit le mauvais chemin. On a beau le connaître, on n'arrive jamais à échapper à ses pièges. Il est prudent, astucieux ; il agit en catimini6. Mais, en ce monde, le sage lui-même n'est pas à l'abri de la folie. Voici donc la mésaventure qui lui est arrivée. L'autre jour, démuni de tout et tenaillé par la faim, il était en quête de nourriture. A travers prés, labours et taillis, il va, misérable et furieux de ne rien trouver à manger pour son souper : mais il ne voit rien à se mettre sous la dent. Reprenant alors le trot, il gagne l'orée du bois où il s'arrête, bâillant de faim, s'étirant de temps à autre, tout maigre, décharné, et ne sachant que faire : c'est que la famine règne dans tout le pays. Ses boyaux se demandent bien dans son ventre ce que font ses pattes et ses dents. Torturé par la faim, il ne peut retenir des gémissements de détresse et de désespoir. « Mais à quoi bon attendre, là où il n'y a rien à prendre ? » se dit-il. Sur ce, il parcourt tout un arpent7, sans ralentir, en suivant un sentier, ce qui l'amène à un chemin de traverse. Tendant le cou, il aperçoit dans un enclos, tout près d'un champ d'avoine, une abbaye de moines blancs8 avec une grange attenante qu'il décide de prendre pour cible. Elle était solidement construite avec des murs en pierre grise fort dure – vous pouvez m'en croire – et entourée d'un fossé aux bords escarpés9 : impossible de s'introduire dans un lieu si sûr pour y voler. Et pourtant, ce ne sont pas les victuailles qui y manquent ni en quantité ni en qualité. Quelle grange alléchante, et dont beaucoup ignorent jusqu'à l'existence. Et justement elle regorge des mets préférés de Renart : poules et chapons10 engraissés à point. Il dirige donc sa course de ce côté, s'avançant au milieu du chemin, impatient de passer à l'attaque. Pas question de traîner avant d'être arrivé à portée des chapons. Il ne s'arrête que devant le fossé, tout prêt à se jeter sur les poules et à empocher son gain. Mais là rien à faire ; il a beau tourner autour de la grange au pas de course, il ne trouve ni passerelle, ni planche, ni ouverture. C'est à désespérer ! Cependant, tapi au pied de la porte, il constate qu'une petite trappe entrouverte laisse un passage qui lui permet de se faufiler à l'intérieur. Le voilà dans la place, où d'ailleurs sa situation n'est pas sans danger, car, si les moines s'aperçoivent du mauvais tour qu'il veut leur jouer, ils le lui feront payer cher en le gardant lui-même en otage, tant il y a de malice en eux. Qu'importe ! qui ne risque rien n'a rien ! Renart s'introduit donc dans l'enclos et s'approche des poules tout en tendant l'oreille par peur d'être surpris, – car il sait bien l'imprudence qu'il commet. La crainte d'être aperçu va même jusqu'à lui faire faire demi-tour : il ressort donc de la cour et regagne le sentier où il reste un moment dans l'expectative11, mais le besoin fait trotter la vieille12 et la faim qui continue à le tenailler le pousse à revenir sur ses pas pour essayer de s'emparer des poules coûte que coûte. Le voilà donc de nouveau à pied d’œuvre. Il pénètre dans la grange par derrière, en faisant si peu de bruit que, ne s'apercevant de rien, les poules ne bougent même pas. En voici trois, perchées sur une poutre, qui n'ont plus longtemps à vivre. Notre chasseur grimpe sur un tas de paille pour saisir ses victimes entre ses dents, mais ces dernières, sentant bouger la paille, sursautent et vont se tapir dans un coin. Renart les y poursuit, les accule13 une par une dans l'encoignure et les étrangle toutes les trois. Les deux premières lui permettent d'avoir sujet de se lécher les babines sur-le-champ, quant à la troisième, il a l'intention de la faire cuire. Aussi, comme, après avoir mangé, il se sent mieux, il entreprend de sortir de la grange en l'emportant. Mais au moment de passer la porte, notre maître ès ruses, poussé par la soif et voyant le puits au milieu de la cour, s'y précipite pour y boire tout son saoul14, mais il va en être empêché : en effet, arrivé au puits, il constate qu'il est large et profond. Et voici où l'histoire se corse15 : il y avait deux seaux dont l'un montait lorsque l'autre descendait. Renart le malfaiteur s'appuie sur la margelle16, mécontent, irrité autant qu’embarrassé de ce contretemps. Regardant à l'intérieur, il voit son reflet dans l'eau et croit qu'il y a là au fond sa femme Hermeline qu'il aime tendrement. Aussi, rempli d'une douloureuse surprise à cette vue, il lui demande d'une voix forte : « Que fais-tu là-dedans, dis-moi ? » Sa voix résonne comme si elle sortait du puits. En l'entendant, il redresse la tête et appelle de nouveau. Le même phénomène se répète à son grand étonnement. Il saute alors dans le seau sans comprendre ce qui lui arrive quand il se met à descendre. Le malheureux ! Ce n'est qu'une fois tombé à l'eau qu'il se rend compte de sa méprise17. Le voilà aux cent coups de sa vie ! Il a fallu que le diable s'en mêle pour qu'il en arrive là ! Il se tient agrippé à une pierre, mais il préférerait être mort et enterré ! Le pauvre ! Il est à rude épreuve : trempé jusqu'aux os, il est certes bien placé pour aller à la pêche, mais il n'a pas la tête à rire et se demande comment il a pu commettre une pareille bêtise. Or, cette nuit-là, juste au bon moment, Ysengrin, poussé par la faim, sortait d'un champ pour chercher à manger. De fort méchante humeur, il se dirige au grand galop vers le logis des moines, mais sans rencontrer aucune occasion favorable. « Diable de pays ! se dit-il, où on ne trouve rien de bon à se mettre sous la dent et même... rien du tout. » Sans hésiter, il court vers le guichet18 et arrive au trot devant la maison. Sur son chemin, se trouve le puits au fond duquel Renart le rouquin se débat. Ysengrin, partagé entre le souci et l'irritation, va s'accouder à la margelle.
Et là, en se penchant et en regardant avec intention exactement comme avait fait Renart, il aperçoit son propre reflet. Il croit que c'est dame Hersent19 qui est installée là au fond, avec Renart, ce qui, vous pouvez m'en croire, n'améliore pas son humeur : « Me voilà donc bafoué20, déshonoré comme au un moins que rien par ma femme que ce rouquin a enlevée pour l'emmener là avec lui. Ah ! le traître ! le bandit ! Abuser ainsi de21 sa commère22, sans que j'aie pu intervenir ! Mais si je le tenais, je me vengerais si bien de lui que je n'aurais plus jamais à le craindre. […] je t'y prends avec Renart », s'écrie-t-il à pleins poumons à l'adresse de son reflet. Et il se reprend à hurler tandis que sa voix résonne au fond du puits. Devant les lamentations d'Ysengrin, Renart ne bronche pas ; il lui laisse au contraire tout le temps de crier avant de l'interpeller : « Qui est-ce, mon Dieu, qui m'appelle ? C'est ici désormais que je tiens mon école. - Mais qui es-tu ? - C'est moi, votre bon voisin ; autrefois, nous étions compères et compagnons. Vous m'aimiez plus qu'un frère. Maintenant, on m'appelle feu23 Renart qui fut le roi de la ruse et du mauvais tour. - Voilà qui va mieux ! Mais depuis quand es-tu donc mort, Renart ? - Depuis quelque temps. Mais pourquoi s'en étonner ? Ainsi mourront également tous les vivants. Il leur faudra passer de vie à trépas24 le jour qu'il plaira à Dieu. Notre Seigneur qui m'a délivré de cette vie de douleur garde maintenant mon âme. Je vous supplie, très cher compagnon, de me pardonner de vous avoir mis en colère l'autre jour. - Bien sûr ! je vous l'accorde. Recevez mon pardon, cher compère, ici devant Dieu. Mais votre mort m'attriste. - Moi, je n'en suis pas mécontent. - Tu t'en réjouis ? - Mais oui ! - Et pourquoi donc, cher compère, dis-moi ? - Parce que si mon corps est dans le cercueil auprès d'Hermeline dans ma tanière, mon âme est en Paradis, assise aux pieds de Jésus. Ici, il ne me manque plus rien, mon ami ; mais c'est que je n'ai jamais péché par orgueil. Alors que toi, tu es au royaume de la terre, moi, je suis au ciel. Ici, ce ne sont que champs, bois, plaines, prairies. Quelle abondance ! Ah ! Si tu pouvais voir tous ces troupeaux, ces brebis, ces chèvres, ces bœufs, ces vaches, ces moutons, ces éperviers, ces vautours, ces faucons ! » Ysengrin jure par saint Sylvestre qu'il voudrait y être. « Un moment ! fait Renart, vous ne pouvez pas y entrer comme ça. Le Paradis est un lieu spirituel25 qui n'est pas donné à tous. Toute ta vie, tu as été fourbe, traître, menteur, trompeur. Tu n'as pas eu confiance en moi au sujet de ta femme. Et pourtant, j'en prends à témoin le Dieu Saint, […] je ne lui ai jamais manqué de respect. […] Par le Seigneur qui m'a créé, c'est la vérité que je te dis. - Je te crois et je ne t'en veux plus, sans arrière-pensée ; mais fais-moi entrer. - Pas question ! Nous ne voulons pas avoir d'ennui. Vous voyez cette balance ? » Seigneurs, écoutez la suite : c'est à n'en pas croire ses oreilles. Du doigt, Renart montre le seau au loup et parvient, à force d'adresse, à le persuader qu'il s'agit de la balance qui sert à peser les bonnes et les mauvaises actions. « Par Dieu le Père, qui est Pur Esprit et Toute-Puissance, quand le bien pèse assez, celui qui est assis sur le plateau descend jusqu'ici, et tout le mal qu'il a commis reste en haut. Mais personne ne pourra jamais descendre sans s'être confessé, je te le dis en vérité. As-tu avoué tes péchés ? - Oui, à un vieux lièvre et à une chèvre barbue, dans un esprit de sincérité et de sanctification26. Fais-moi vite entrer, compère. » Renart se prend à le regarder : « Alors, il vous faut adresser à Dieu de ferventes27 prières pour qu'il vous pardonne en vous accordant la rémission28 de vos péchés. A cette condition, vous pourrez être admis ici. » Ysengrin, plein d'impatience, se tourne cul à l'est, tête à l'ouest29 et commence de chanter à tue-tête. Renart, – il n'a pas fini de nous étonner, celui-là, – se trouvait au fond du puits, dans le seau où il était entré, poussé par le diable assurément. Quand Ysengrin lui dit qu'il a terminé sa prière, il répond que, de son côté, il a achevé son action de grâces, ajoutant : « Vois-tu le miracle de ces cierges qui brûlent devant mes yeux, Ysengrin ? Dieu t'accordera son pardon et te remettra30 généreusement tes péchés. » Sur quoi, Ysengrin fait descendre le seau jusqu'à la margelle et saute dedans à pieds joints. Comme il était plus lourd que Renart, il descend et voici leur dialogue : « Pourquoi t'en viens-tu, compère ? » demande Ysengrin. Et Renart de lui répondre : « Ne fais pas cette tête-là, je vais te dire : l'un vient, l'autre s'en va. C'est l'usage. Moi, je monte au Paradis, tandis que toi, tu descends en enfer. Toi, tu vas au diable et moi, je lui ai échappé. Tu es tombé au trente-sixième dessous et moi, je m'en sors. Te voilà renseigné. Par Dieu le Père et le Saint-Esprit, en bas c'est le séjour des démons. » Sitôt pied mis à terre, Renart se réjouit fort de sa victoire. Mais c'est au tour d'Ysengrin de se trouver en fâcheuse posture. Eût-il été fait prisonnier par les Infidèles qu'il ne serait pas plus à plaindre qu'il ne l'est au fond de son puits. Seigneurs, apprenez que les moines s'étaient rendus malades en mangeant des fèves germées et trop salées. Et leurs domestiques, par paresse, avaient laissé le couvent manquer d'eau. Mais le cuisinier, qui était responsable des vivres, avait repris assez de forces au cours de la matinée pour se rendre au puits d'un bon pas avec trois compagnons et un âne. Ils attachent l'animal à la corde de la poulie pour qu'il puise l'eau, ce qu'il entreprend de faire avec ardeur, houspillé31 qu'il est par les moines. A son grand dam32, le loup était toujours en bas dans l'autre seau où il s'était glissé. Mais l'âne n'était pas de force, si bien qu'il ne pouvait ni avancer ni reculer malgré tous les coups qu'il recevait ; jusqu'au moment où un moine, appuyé sur la margelle, se penche pour regarder au fond. Voyant Ysengrin, il crie aux autres : « Savez-vous ce que vous êtes en train de faire, par Dieu le Père Tout-Puissant ? C'est un loup que vous remontez du puits ! » Et aussitôt, les voilà tous qui prennent leurs jambes à leur cou et courent, affolés, jusqu'au couvent, laissant l'âne attaché à la corde ; mais le martyre d'Ysengrin n'est pas fini pour autant. Les frères33 appellent des serviteurs ; cela ne va donc pas s'arranger pour le loup. L'abbé saisit une grosse massue noueuse et le prieur un chandelier. Tous les moines sans exception sortent du couvent, bâtons ou épieux en main, et se dirigent vers le puits, décidés à ne pas y aller de main morte. En ajoutant leurs forces à celles de l'âne, ils parviennent à faire remonter le seau jusqu'à la margelle. Ysengrin, sachant bien comment il va être accueilli, bondit aussi loin qu'il peut. Mais les chiens qui le talonnent lui lacèrent34 sa pelisse en faisant voler des touffes de poil. Puis les moines le rattrapent et se mettent à le rouer de coups. L'un d'eux l'atteint en plein sur les reins. Il passe en mauvais quart d'heure, s'évanouissant à quatre reprises. Finalement, à bout de forces et de résistance, il s'étend sur place et fait le mort. C'est alors qu'arrive le prieur (que Dieu le maudisse!), son couteau à la main, pour écorcher35 l'animal. Il allait l'achever quand l'abbé intervient : « Laissez ! Sa peau n'en vaut pas la peine, tant elle a été mise en pièces par les coups que nous lui avons portés. Il ne fera plus la guerre et la terre vivra en paix. Rentrons. Ne vous occupez plus de lui.