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Mes chers enfants, hier nous avons laisse Goupil pendant qu'ils s'occupaient de faire griller les anguilles.
Mais voila que se présente Monseigneur Ysengrin qui avait erré un peu partout, depuis le matin, sans rien pouvoir attraper nulle part. Affame il avait attire par une fumée qu'il voyait sortir de la cuisine où était allumé le feu sur lequel les fils de Renart tournaient les brochettes pour les faire cuire. Le loup, sentant cette odeur inhabituelle, se met à renifler et à se pourlécher.
Il serait volontiers allé les aider si on avait voulu lui ouvrir la porte. Il s'approche d'une fenêtre pour voir ce qui se passe à l'intérieur, se demandant s'il pourra y entrer à force de supplications ou en faisant appel à l'amitié.
Mais il n'aurait guère de chance d'y réussir car Renart n'est pas du genre à accéder à une prière. Aussi s'assied-il sur une souche, les mâchoires douloureuses à force de bâiller de faim. Puis il court de côté et d'autre, regarde à droite, à gauche, sans trouver moyen de se faire ouvrir, lui qui n'a rien à donner, rien à promettre. Il se décide finalement à prier son compère de bien vouloir lui donner, au nom de Dieu, un peu, ou beaucoup, de ce qu'il est en train de manger. Il l'interpelle donc par une ouverture : « Seigneur, mon compagnon, ouvrez-moi la porte, je vous apporte de bonnes nouvelles ; vous verrez, vous aurez sujet de vous en réjouir. » Renart le reconnaît à sa voix, mais il fait la sourde oreille. Et Ysengrin, à l'extérieur, que la faim et les anguilles font saliver d'envie, s'étonne et répète : « Ouvrez, cher seigneur ! » Renart l'interroge en riant : « Qui est là ? - C'est moi, répond Ysengrin. - Qui moi ? - Votre compère. - Nous avions peur que ce soit un voleur. - Non, c'est moi, dit Ysengrin, ouvrez. - Attendez au moins, répond Renart, que les moines qui viennent de se mettre à table aient fini de manger. - Comment cela ? Il y a des moines ici ? - Pas exactement, rétorque Renart. Que Dieu me protège du mensonge ! ce sont des chanoines de l'ordre de Tiron et je suis entré dans leur communauté. - Nom de Dieu ! dit le loup, me dites-vous la vérité ? - Mais oui, pour l'amour de Dieu. - Alors, accueillez-moi en tant qu'hôte. - Vous n'auriez rien à manger. - Et pourquoi ? Vous n'avez rien ? - Ma foi, si ! répond Renart, mais laissez-moi vous poser une question : ne seriez-vous pas venu encore pour mendier ? - Non, je veux voir comment vous allez. - Impossible. - Pourquoi donc ? - Ce n'est pas le moment. - Dites-moi, n'étiez-vous pas en train de manger de la viande ? - Vous voulez rire. - De quoi se nourrissent donc vos moines ? - Pourquoi le taire ? Ils mangent des fromages frais et des poissons à grosses têtes. Saint Benoît nous commande de ne pas nous restreindre davantage. - Première nouvelle ! J'ignorais tout cela. Mais accordez-moi l'hospitalité car je ne saurais où aller aujourd’hui. - L'hospitalité ? Il n'en est pas question. Nul, s'il n'est moine ou ermite, ne peut loger ici. Allez-vous-en ; je vous ai assez vu ! » A ces mots, Ysengrin comprend qu'il ne pourra pas entrer chez Renart, rien n'y fera ! Que voulez-vous ? Il se résigne. Pourtant, il lui demande encore : « Est-ce que c'est bon le poisson ? Donnez-m'en un morceau, rien que pour y goûter. Bienheureuses ces anguilles pêchées et apprêtées8 pour que vous en mangiez ! » Alors, Renart, jamais en reste quand il s'agit de jouer un mauvais tour, prend trois tronçons9 d'anguille qui rôtissaient sur les charbons. Ils étaient si à point que la chair partait en morceaux. Il en mange un et en porte un autre à celui qui attend à la porte en lui disant : « Approchez, mon compère, et prenez par charité de cette nourriture de la part de ceux qui espèrent vous voir moine un jour. - Je ne suis pas encore sûr de moi ; mais pourquoi pas ? Quant à la nourriture, cher seigneur, donnez-la-moi vite. » Renart la lui tend, l'autre la prend et n'en fait qu'une bouchée qui le laisse sur sa faim : « Qu'en pensez-vous ? » lui demande Renart. Le gourmand frissonne et tremble, il brûle d'envie : « Comment vous remercier, seigneur Renart ? Mais donnez-m'en encore un morceau, mon cher compère, un seul, pour m'inciter à entrer dans votre ordre. - Par vos bottes, reprend Renart, non sans arrière-pensées, si vous vouliez être moine, je ferais de vous mon supérieur, car je sais bien que tous vous éliraient prieur ou abbé avant la Pentecôte. - Vous vous moquez de moi ? - Non, cher seigneur, par ma tête, j'ose vous le dire ; par saint Félix, vous feriez le plus beau moine du couvent. - Aurai-je assez de poisson pour être débarrassé de ce mal qui m'a mis dans un tel état de faiblesse ? - Autant que vous pourrez en manger. Ha ! Faites-vous seulement tonsurer et raser la barbe. » Ysengrin commence à grogner quand il entend parler d'être tondu. « Ne m'en demandez pas plus, compère, et faites vite. - Tout de suite ; vous allez avoir une belle et large tonsure, dès que l'eau sera chaude. »
La bonne farce que je vais vous raconter ! Renart laisse l'eau sur le feu jusqu'à ce qu'elle soit bouillante, puis il revient à la porte et fait passer à Ysengrin la tête par une trappe. Le loup tend le cou et Goupil – la sale bête ! – qui n'en revient pas de sa sottise, lui jette à la volée l'eau bouillante sur la nuque. Ysengrin secoue la tête en grimaçant : triste mine que la sienne ! Il recule en criant : « Je suis mort, Renart ! Puisse-t-il vous en arriver autant aujourd'hui ! Vous m'avez fait une tonsure trop large. » Mais Renart lui tire une langue d'un demi-pied hors de la gueule : « Vous n'êtes pas seul à l'avoir, seigneur. Tout le couvent la porte ainsi. - Je suis sûr que tu mens. - Non, seigneur, ne vous en déplaise. D'ailleurs votre première nuit doit être une nuit d'épreuves. Ainsi l'exige la Sainte Règle14. - C'est très volontiers que je me conformerai en tout à l'usage. Vous auriez tort d'en douter. » Renart reçoit sa promesse de ne lui faire aucun mal et de lui obéir en tout. A force de s'y appliquer, il finit par abrutir complètement le loup. Puis il sort par une ouverture qu'il avait pratiquée derrière la porte et va rejoindre aussitôt Ysengrin qui se plaignait lamentablement d'avoir été rasé d'aussi près : il ne lui restait ni poil ni peau. Sans plus discuter, ils se rendent rapidement, Renart en tête, Ysengrin sur ses pas, jusqu'à un vivier15 proche. On était un peu avant Noël, au moment où on sale le jambon. Le ciel était limpide et scintillant d'étoiles et le vivier dans lequel Ysengrin était supposé pêcher était si bien gelé qu'on aurait pu danser dessus. Il y avait seulement un trou, fait dans la glace par les paysans qui y menaient chaque soir leur bétail boire et se dégourdir les pattes. Ils avaient laissé là un seau. Renart y arrive à bride abattue16 et se tourne vers son compère. « Approchez, seigneur, c'est là qu'il y a profusion de poissons et voici l'outil avec lequel nous pêchons anguilles, barbeaux17 et autres bons et beaux poissons. - Prenez-le d'un côté, frère Renart, demande Ysengrin, et attachez-le-moi solidement à la queue. » Renart s'en saisit et le lui noue à la queue de son mieux. « Maintenant, frère, conseille-t-il, il faut rester sans bouger pour attirer les poissons. » Il s'installe alors au pied d'un buisson, le museau entre les pattes, pour voir ce que l'autre va faire. Ysengrin est assis sur la glace, tandis que le seau, plongé dans l'eau, se remplit de glaçons de belle façon ; puis l'eau commence à geler autour, et la queue elle-même, qui trempe dans l'eau, est prise par la glace, si bien que lorsqu'Ysengrin entreprend de se relever en tirant le seau à lui, tous ses efforts restent vains ; très inquiet, il appelle Renart car on ne va pas tarder à le voir : déjà le jour se lève. Renart dresse la tête, ouvre les yeux et jette un regard autour de lui. « Tenez-vous-en là, frère, dit-il, et allons-nous-en, mon très cher ami. Nous avons pris assez de poissons. - Il y en a trop, Renart ; j'en ai pris je ne sais combien. » Et Renart de lui dire tout net en riant : « Qui trop embrasse mal étreint. » C'est la fin de la nuit, l'aube apparaît, le soleil matinal se lève, les chemins sont couverts de neige et Monseigneur Constant des Granges, un riche vavasseur18, qui demeurait au bord de l'étang, est déjà levé, frais et dispos ainsi que toute sa maisonnée. Il prend un cor de chasse, ameute ses chiens et fait seller son cheval. Ses hommes, de leur côté, crient et mènent force tapage19. Renart, à ce bruit, prend la fuite et se réfugie dans sa tanière. Ysengrin, lui, se trouve toujours en fâcheuse position, tirant désespérément sur sa queue au risque de s'arracher la peau. Elle est le prix à payer s'il veut s'échapper de là. Tandis qu'il se démène, arrive au trot un valet20 qui tient deux lévriers en laisse. Apercevant le loup bloqué par la glace et le crâne tondu, il se hâte vers lui et, s'étant assuré de ce qu'il a vu, se met à crier : « Au loup, au loup, à l'aide, à l'aide ! » A ses cris, les chasseurs franchissent la clôture entourant la maison avec tous leurs chiens. Ysengrin est d'autant moins à la fête que Maître Constant qui arrivait derrière eux au triple galop de son cheval s'écrie, en mettant pied à terre : « Lâchez les chiens, allez, lâchez-les ! » Les valets détachent les bêtes qui se jettent sur le loup dont le poil se hérisse, tandis que le chasseur excite encore la meute. Ysengrin se défend de son mieux à coups de crocs : que pourrait-il faire d'autre ? Certes, il préférerait être ailleurs. Constant, l'épée tirée, s'approche pour être sûr de ne pas manquer son coup. Il est descendu de cheval et s'avance de façon à attaquer le loup par derrière. Il va pour le frapper mais manque son coup qui glisse de travers et le voilà tombé à la renverse, le crâne en sang. Il se relève non sans mal et, furieux, retourne à l'attaque. Ce fut un combat farouche que celui-là. Alors qu'il vise la tête, le coup dévie : l'épée descend jusqu'à la queue qu'elle coupe net, au ras du derrière. Ysengrin en profite pour sauter de côté et pour s'éloigner, mordant l'un après l'autre les chiens qui lui collent aux fesses. Mais il se désespère d'avoir dû laisser sa queue en gage21 : pour un peu il en mourrait de douleur. Cependant, il n'y a plus rien à faire. Il fuit donc jusqu'au sommet d'une colline, se défendant bien contre les chiens qui le mordent sans cesse. En haut du tertre22, ses poursuivants, épuisés, renoncent. Il reprend sans tarder la fuite à toute vitesse jusqu'au bois, en surveillant les alentours. Arrivé là, il jure bien de se venger de Renart et de ne plus jamais être son ami.